Bandeau
Cercle Genealogique de l’Aveyron
Slogan du site
Descriptif du site
L’hypothèse du Rouergue russe
Article mis en ligne le 27 janvier 2015
dernière modification le 25 janvier 2015

par Philippe CHRISTOL

Parmi ceux d’entre vous qui connaissent l’auteur de ces lignes, certains ont pu s’étonner que quelqu’un avec des racines aveyronnaises aille s’installer en Pologne, dans les lointains pays slaves. Il se pourrait pourtant qu’il ne s’agisse que d’un retour aux sources.

Vassili Trediakovski, académicien, grammairien et dramaturge russe, a analysé vers 1760 dans ses "Trois considérations sur les trois antiquités principales de la Russie" [1] la troublante identité entre les noms "Rutènes" et "Ruthènes".

Les Rutènes sont comme chacun sait, la tribu gauloise qui a occupé le territoire de l’Aveyron et d’une grande partie du Tarn, à partir du VIe siècle avant J.-C.

On appelle Ruthènes un peuple slave des Carpates, à peu près absorbé de nos jours par l’Ukraine et la Pologne ; mais ce nom (traduit par Rusyn en anglais transcription de Русины en russe) se confondait dans l’ancien temps avec la désignation de l’ensemble des populations de la "Rus", ancêtre de la Russie vers l’an Mil centrée autour de Kiev.

Quel rapport entre ces deux populations ? S’agirait-il à l’origine du même peuple ?

ÉTYMOLOGIE ET PREMIÈRES MENTIONS

monnaie rutène, d’après le livre RECONSTITUTIONS D’EMPREINTES, LES MONNAIES ATTRIBUABLES AUX RUTÈNES (CÉDRIC LOPEZ http://www.wikimoneda.com/Lopez/livreRutenes.html)

Le nom Rutène pourrait provenir de la racine celtique *rut qui signifie rouge (ou clair). Il en est fait mention dans les commentaires de César, puis au 5e siècle dans les vers d’un historien latin qui leur adjoint l’épithète "flavi"(blonds) [2] La signification attribuée à cette phrase varie entre la teinture ou décoloration des cheveux qu’auraient pratiquée les Gaulois, un teint clair ou une blondeur naturelle. On donne aussi comme étymologie le nom de la déesse païenne Ruth qui aurait été vénérée dans la région, mais son attestation est très indirecte et loin d’être confirmée par les archéologues et historiens.

C’est en 839, dans la chronique franque "Annales Bertiniani" que sont mentionnés pour la première fois les Rus’ (Rhos) désignant les ancêtres des Russes  ; la tradition légendaire des trois frères ancêtres de tous les slaves, appelle Rus celui parti vers l’est. Le premier chroniqueur polonais écrivant début XIIe siècle, Martin Gallus [3] emploie le mot Ruthénie pour désigner son extension moderne en Ukraine carpatique ; Marco Polo utilise "Ruthènes" pour désigner les Russes.

L’interprétation des deux orthographes avec ou sans "h" ne fait pas l’unanimité : pour certains linguistes (cf Slavica occitania, réf. en note 1) cela dénote une lettre grecque et donc une prononciation différentes (tau et thêta) ; pour d’autres cette variation est anecdotique comme tendrait à le prouver le retour du "h" dans "Ruthénois" qui désigne aujourd’hui les habitants de Rodez ...

CONCORDANCES TROUBLANTES

L’interprétation d’une blondeur naturelle des Rutènes rend évidemment tentante l’hypothèse d’une parenté avec les populations slaves, réputées blondes.
Celtes et Slaves sont des peuples indo-européens, et l’origine géographique attribuée aux Celtes de la culture de Hallstatt (de la Bohème aux Alpes) dans le millénaire avant Jésus-Christ, est contiguë à la zone affectée quelques siècles plus tard aux Slaves ; auparavant la civilisation des "champs d’urnes" (1000 av. J.-C.) parfois aussi identifiée aux Celtes, s’était développée en Roumanie et en Europe Centrale ; encore plus tôt, la formation de la langue protoceltique se serait faite à l’est.
Trediakovski en tire la conclusion audacieuse d’une identité entre Celtes et Slaves jusqu’à l’époque romaine, citant diverses concordances linguistiques allant dans le sens de sa démonstration.
Ajoutons-en deux :

 "Galates" est le nom donné aux Celtes partis dans les Balkans au IIIe siècle av. J.-C. ; ils vont fonder la Galatie en Anatolie, et selon certains seraient à l’origine du nom de la Galicie. [4] , région au sud de l’ancienne Pologne aujourd’hui à moitié en Ukraine, et incluant la Ruthénie dont il est question plus haut. Les connaisseurs ne manqueront pas de noter la similitude toponymique avec la Galice, région d’Espagne à l’origine celte incontestée.

 Plus près géographiquement de notre sujet, en Aveyron coule le Lot qui accole son ancien nom occitan "Olt" à celui de plusieurs villages dits du pays d’Olt. Or une rivière Olt prend sa source dans les Carpates et traverse du Nord au sud la Roumanie jusqu’au Danube. [5].

DE MOSCOU À RODEZ EN PASSANT PAR LES FLANDRES

L’extrapolation ne s’arrête pas en si bon chemin : reprenant l’œuvre de 1601 du bénédictin Mavro Orbini [6] notre érudit (que le linguiste Claude Hagège qualifie de "poète linguiste") remarque aussi une population des Flandres appelée Rutènes, qu’il identifie sans ambages à des colons russes. La ville de Ruyscheure (aujourd’hui Renescure arrondissement d’Hazebrouck dans le département du Nord) en tirerait son nom ; un cartulaire ancien (cartularium Sithiense) fait référence au pays voisin de Ruthen, qui correspondrait à la côte entre Dunkerque et Calais. 
Trediakovski suppose donc un circuit d’émigration Ukraine-Flandres-Aveyron, qui expliquerait la présence de deux peuples du même nom.

UN ESSAI DE CONCLUSION

Quel crédit faut-il apporter à ces constructions hypothétiques ? Impossibles à réfuter par le peu qui est connu sur les peuples antiques continentaux et leurs déplacements exacts, et dans cette mesure parfaitement vraisemblables (des mouvements migratoires complexes sur le long terme se sont bien produits dans les temps anciens, en général d’est en ouest) ces hypothèses souffrent de la minceur de leur dossier tant archéologique que linguistique. [7]

Les archéologues peinent encore à attribuer à tel ou tel peuple les vestiges de civilisations sans traces écrites, et tant l’arbre généalogique que la répartition géographique des populations européennes à l’aube de l’ère chrétienne restent très spéculatifs.. [8]

Les linguistes "sérieux" d’autre part, au sein d’une discipline qui reste très difficile à suivre pour le profane, insistent en général sur la difficulté à établir des parentés sur des mots isolés sortis de leur contexte ; dans le cas présent, un radical d’une syllabe peut en effet être rattaché à de nombreux mots et langues dans l’étendue d’un continent - exemples :
 ruta est un mot bas latin avec plusieurs homonymes (pas moins de 4 définitions dans le dictionnaire Du Cange)
 rutten en allemand signifie bouleverser, ruiner, avec des variantes nordiques
 rut en gaulois signifierait gué, passage
(-> ces 2 sens concourraient à expliquer des noms de peuples vivant dans une vallée ou sur une côte découpée)
 reute en allemand/rothus en bas latin signifient terre défrichée 
 ruythan en gaélique /rith en anglo saxon /ritana en latin signifient cours d’eau, fossé

... Résultat des courses, bien malin qui peut démêler l’écheveau des toponymes et noms de peuples, déformés par les langues diverses au travers du temps, et en déduire une parenté voire reconstituer une migration de plusieurs milliers de kilomètres sans autre indice ! Il s’agit là plus d’interpolations purement spéculatives que de véritables théories scientifiques.

L’hypothèse des Rutènes venus de Russie a de quoi faire rêver, et devra sans doute encore longtemps s’en contenter.

PS : Philippe Christol, généalogiste professionnel spécialisé sur la Pologne, sera présent au salon généalogique de l’Aveyron http://salongenealogiqueaveyron.org des 8&9 mai 2015 à Rodez (dont le thème tout à fait en cohérence avec cet article sera « Migrations en Aveyron ») avec deux conférences :
 les Polonais en Aveyron 
 faire sa généalogie en Pologne
 et une exposition « les Polonais en Aveyron en 14-18 »