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Cercle Genealogique de l’Aveyron
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Les mémoires sur le Rouergue de Pierre PRION
Communication de Jacques FRAYSSENGE lors de l’AG 2009 à Saint Affrique
Article mis en ligne le 26 février 2010
dernière modification le 27 février 2010

Communication de Jacques FRAYSSENGE lors de l’AG de Saint Affrique


texte du Recueil des travaux de la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron "Etudes Aveyronnaises" 2008, avec l’aimable autorisation de l’auteur.


Notre communication se limitera à une présentation générale, agrémentée toutefois de quelques "bonnes feuilles" d’un manuscrit inédit de Pierre Prion qui s’ajoute aux fameux Mémoires de l’écrivain-copiste d’origine rouergate, conservés dans les archives de la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, et qui a fait l’objet, il y a quelques années, d’une publication par Emmanuel Le Roy Ladurie et Orest Ranum.

Le manuscrit en question s’intitule Mémoires sur le Rouergue et porte la cote 3 E N° 27 des collections de la Société des lettres. Le chanoine Jean-Louis Rigal, qui a scrupuleusement étudié les manuscrits et la vie de Prion indique dans une note érudite insérée au verso de la première page : "Mémoires sur l’histoire du Rouergue, manuscrit fin ou milieu du XVIIIè siècle". Le même précise, dans les Procès-verbaux des séances de la société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, de l’année 1944, que le manuscrit faisait partie de la collection de léonard-André Bonnet, millavois d’origine, membre de la société des lettres, conservateur du musée de Cagnes-sur-Mer, et par ailleurs ethnographe, spécialiste de l’Amérique précolombienne. Ce bibliophile averti avait recueilli, en particulier, papiers et les livres de la bibliothèque du baron Marc-Antoine de Gaujal, le grand historien du Rouergue, premier président de la cour impériale de Montpellier de 1848 à 1852. Il est fort possible, mais ce serait à vérifier, que Gaujal ait pu acheter ou tout simplement bénéficier d’une partie de la fameuse bibliothèque du château d’Aubais, dispersée dans las années 1777-1778, puis au cours de la Révolution française. Le baron de Gaujal lui même a cité et utilisé à plusieurs reprises les ouvrages de la bibliothèque d’Aubais dans ses volumes des Etudes sur le Rouergue. Il a d’ailleurs annoté de sa propre main le manuscrit de Prion dont il est ici question.

Le manuscrit est composé de vingt-deux cahiers, identifiés par Prion lui même par des lettres de l’alphabet, de A à Z, mentionné au début de chaque cahier. Une table des matières, placée en fin de volume, complète l’ensemble ; Au total, 652 feuillets papier de format in-quarto, reliés d’une couverture cartonnée rosâtre qui date probablement du milieu du XIXè siècle ? Peut-on envisager une date dans la rédaction de tout ou partie de ces cahiers ? Le chanoine Rigal énonce, on l’a dit, l’hypothèse du milieu du XVIIIè siècle. Prion est mort comme on le sait, en 1759. Après examen attentif de l’ouvrage, nous pouvons proposer les dates de 1753-1754, mais le scribe a pu rédiger des notices bien avant, autour des années1730-1740. Pierre Prion demeure alors au château d’Aubais, dans la Vaunage languedocienne, au service du marquis Charles de Baschi, grand érudit, fin lettré, possesseur d’une très grande bibliothèque d’environ vingt mille volumes.

Prion avait définitivement quitté son Rouergue natal et Réquista, rappelons-le en 1711. Dans les décennies 1730-1750 contexte de notre manuscrit, Prion, hormis les déplacements aux côtés du marquis, est en pleine activité de copiste : n’a-t-il pas écrit dans ses Mémoires, qu’il était tous les jours assis à l’ordinaire, à sa table de travail, dans sa chambrette, dans un réduit sombre situé au rez-de-chaussée du château, copiant sans cesse sur des cahiers les lignes les plus serrées que des sardines encaquées dans un baquet, le caractère plus petit que pied de mouche, chartes, manuscrits, dictionnaires et mémoires qui lui permettent d’écrire de précieuses pièces fugitives, à la volée, sur des questions d’histoire concernant le Rouergue, le Languedoc et plus généralement, le royaume de France. Le manuscrit de ses mémoires sur le rouergue en constitue un exemple probant. Il est le seul recueil de notes de Prion qui nous ait été conservé à ce jour, mais on le sait, grâce aux Mémoires de sa vie, qu’il en avait composé deux autres sur le Rouergue : Deux amples manuscrits de l’histoire du Rouergue a qui l’auteur doit l’honneur de son berceau. C’est cette partie qui l’a obligée de ramasser avec soin tout ce qu’il a pu de mémoires, qu’il a réduit en deux volumes in Folio. Ces derniers n’ont point été retrouvés mais, si l’on se réfère à la table des matières existante à la fin de notre volume conservé, il y aurait eu, en réalité, quatre volumes in-quarto dont seul le trosième subsiste, c’est à dire le nôtre. Par bonheur, nous disposons également des tables générales des trois tomes disparus, ce qui nous donne une bonne idée de l’ampleur du travail accompli par le scribe d’Aubais.

L’historien du Royaume et de sa province

A parcourir le manuscrit, on demeure impressionné par l’ampleur du travail de copies d’une quantité de livres de la bibliothèque du château d’Aubais que Prion résume en quelques lignes ou, tout au plus, en quelques pages, sous forme de paragraphes condensés.

Ses manuels de prédilection : Le grand dictionnaire Historique de Moréri ; l’Histoire des ordres religieux et militaires d’Hélyot ; l’Histoire de l’église Gallicane du Père Fontenay et, plus "régionalement" dirions-nous aujourd’hui, l’indispensable Histoire générale de Languedoc de Devic et Vaissete, les Mémoires manuscrites sur les comtes et évêques de Rodez de Bonal, la Vie du Bienheureux François d’Estaing du père jésuite Beau, à partir duquel Prion livre le récit des nombreux miracles du prélat.

C’est surtout l’histoire militaire qui intéresse Prion : la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion, tant il est vrai que la famille de Baschi elle -même avait été impliquée dans le parti huguenot : pêle-mêle apparaissent l’assemblée des églises réformées à Millau en 1573, la Saint-Barthélémy, les exploits du capitaine Merle, le meurtre d’Henri IV par Ravaillac, l’assaut des troupes de condé avec François de Baschi face au duc de Rohan dans le Saint-Affricain en 1628. Se mêlent, à ce travail de compilation, le souci de l’exactitude, de la recherche de faits rares et curieux. Mais les passages les plus intéressants ont trait aux événements de son époque -la XVIIIè siècle - , par exemple la guerre des Camisards :

En 1703, le plus fort de la rebellion des camisards, les troupes ne faisoient pas grand-chose contre les ennemis qui connoissant tout les sentiers des montagnes se déroboient a leur vûe aussitôt qu’ils avoient fait leur décharge. On crut que les Miquelets des Pyrénées, gens accoutumés à grimper sur les rochers, seroient plus propres à les dénicher et dans cette vûe, on en fit venir du Roussillon qui arriverent, pour la 1ere fois, au nombre de 400. Ils avoient pour colonel le sieur de Pomerol, qui avoit perdu un bras. Leur marche et leur équipage parût tout nouveau parce qu’on n’en avait jamais vû en ce pays ; car ils marchoient sans tambour et sans épée, n’ayant qu’un seul homme a leur tête qui cornoit avec une coquille de mer en limaçon. Leur équipage consistoit en camis de rouge, renfermée dans des hauts-de-chausse, large en bas comme celles des matelots. Ils avoient un surtout gris ou casaque fort emple ; des souliers de corde, appelés communément espadrilles ; un bonnet rouge pointu terminé par un nœud de ruban blanc ; un chapeau à la ceinture ; et pour armes deux pistolets d’un côté, avec une longue dague et de l’autre une gipse ou carabine espagnole sur l’épaule.

Avec le mariage de Louis XV, c’est l’histoire de royaume, bien sûr, qui est concernée mais également le Rouergue :

Dans le mois de septembre 1725, on fit des rejouïssances extraordinaires en Rouergue pour le mariage du roi Louis XV avec la princesse Marie, fille du roi Stanislas. Le désir ardent qu’avoit toute la France, de voir à son roi un héritier presomptif, lui fit suporter avec moins de peine le départ de l’infante d’Espagne, qui faisoit déjà les délices de toute la Cour : mais la grande jeunesse de cette princesse ne permettant pas de pouvoir esperer de longtêms un dauphin, le conseil du roi, a la tête se trouvoit M. le Duc, fit de grandes instances aupres de Sa Majesté, de choisir dans l’Europe une princesse qui pût combler les désirs de la France. Le roi s’étant déterminé en faveur de la princesse Marie, qui faisoit son séjour dans l’Alsace avec le roi son père ; elle fut conduite a Strasbourg, où le duc d’Orléans, chargé de la procuration du roi, l’épousa le 15e d’aoust, entre les mains du cardinal de Rohan, évêque de cette ville et grand aumônier de France. La consommation de cet heureux mariage ayant été faite à Fontainebleau, le 5e du mois de septembre 1725. On reçût ordre a Rodez d’en faire des réjouissances publiques ; ce qui fut exécuté, avec toutes les démonstrations de joye que pouvoit donner un peuple qui ne cède a aucun autre du royaume dans l’affection et la fidélité qu’il doit a son prince.

Voici maintenant un fait divers fréquent au XVIIIe siècle, celui de la contrebande de tabac :

Le 19 juillet 1754, on marque qu’a Rodez, capitale du Rouergue une bande d’environ cent hommes armés chargés de tabac de contrebande sont entrés dernièrement dans cette ville, ont forcé la pluspart des habitants à leur acheter de ce tabac, et on a fait prendre ce qui leur en étoit resté a l’entreposeur. Le conseil, informé d’une manœuvre si extraordinaire et si dangereuse, vient d’ordonner des informations pour tacher de découvrir qui sont ces gens-là, d’où ils sont venus et la route qu’ils ont prise en quittant Rodez.

Ces agissements seraient-ils fomentés par la bande à Mandrin ? Le récit incite à en savoir davantage, bien entendu, mais probablement Prion n’avait-il pas sous la main tous les documents nécessaires pour "couvrir" un événement. Nous sommes encore, à ce moment là, aux balbutiements d’une méthode historique, celle que l’on appellera la méthode positiviste qui triomphera au XIXe siècle avec Guizot, Thiers et Michelet.

C’est dans le domaine de la généalogie que Prion excelle, ceci en vue d’établir l’histoire des lignages, de reconnaître les titres, "Les monuments" de l’aristocratie dont son maître, le marquis de Baschi, était friand. Sa base de travail demeure l’Armorial général de la noblesse de France de d’Hozier. Des pages substantielles sont consacrées dans le manuscrit aux grandes familles rouergates : Arpajon, Montcalm, Panat, Solages, mais qui ne nous apportent guère de nouvauté quand à leur histoire et à leur filiations.

Un géographe averti

Beaucoup plus incitatives nous sont apparues les descriptions de Prion sur sa province natale. Elles font de lui un géographe averti, un amateur de curiosités, de singularités.

Le rouergue, écrit-il, est situé au midy de la France, ce pays n’estant éloigné de la mer Méditerranées que d’environ quinze lieues. Le peuple de ca pays est tres spirituel, tres laborieux et trtes fidèles a son prince. Elle a donnée naissance a l’historien (Antoine Bonal) qui dit que la France est le plus beau, le plus puissant et le plus ancien royaume de l’Europe puisqu’il dure depuis plus de 1300 ans ; et c’est peut-être la plus illustre monarchie de l’univers.

Prion dresse ensuite un catalogue des couvents et des ordres religieux, précise l’étendue des deux diocèse de Rodez et de Vabres avec leurs bénéfices respectifs, donne un état des circonscriptions financières de l’Ancien Régime -les Élections- , et établit pour chacune d’entre elles une description intéressante des villes principales.

 Rodez, la capitale, peuplée de 6 000 âmes avec sa devise Fidelis deo regi (Fidélité au Roi et à l’Église), avec son riche palais épiscopal et son décor peint de la salle de l’Assemblée du clergé :
L’assemblée ecclésiastique dans le riche et magnifique palais épiscopal de rodez représenté dans une salle :
La vérité de lm’Eglise armée du fléau divin et d’une épée flamboyante pour chasser les schismes et mes hérésies.
La Persévérance couronnée tenant la bible sur son sein.
La Doctrine écrivant les remarques avec des lauriers.
L’Observation et l’étude calcinant et traçant des lignes de mathématiques.
L’Espérance avec un microscope, tribe optique et un globe sans repos.

 Millau , la ville antique, la patrie du chevalier de Gozon :
Cette ville, si l’on en croit la tradition du pais, subsitoit du têms de Cesar, qui y fit bâtir le pont que l’on appelle aujourd’huy le Pont Vieux, en allant assieger Uxellodunum. Cette ville a donné la naissance à Theodat de Gozon, chevalier de l’ordre de St Jean de Jerusalem qu’on dit avoir tué un dragon monstrueux qui desoloit l’isle de Rhodes. Il executa ce dessein avec le secours de deux chiens qu’il avoit accoutumés a la vûe de ce dragon, en leur faisant voir tous les jours une peinture fidèle. Quoi qu’il en soit, ce Theodat de Gozon étoit grand maitre de l’Ordre de St Jean de Jerusalem en 1346. On compte environ trois mille ames dans Millaud et ses fortifications furent rasées en 1629.

 Villefranche, contruite avec la permission d’Alphonse, comte de Toulouse, belle cité, selon Prion, avec sa chartreuse, hors de la ville :
Villefranche, Francapolis, sur l’Aveyron, a 8 lieues de Rodez, a été bâtie dans le douzieme siècle a peu près que dans le même têms que a Montauban. Les peuples qui vinrent y demeurer, s’y bâtirent des maisons avec la permission d’Alphone, comte de Toulouse, et cette ville s’accrût par le commerce du cuivre dont on découvre plusieurs mines aux environs. On compte aujourd’hui environ six mille ames. Les pères de la Doctrine chrestienne y ont un beau college. Les Dominicains, les Cordeliers, et les capucins y ont des couvents : La chartreuse est hors de la ville et dans une belle situation.

 Sévérac, Saint-Antonin sont également l’objet de sa curiosité, ainsi que Peyrusse, siège d’un bailliage qui s’étendait autrefois jusqu’aux portes de Rodez ; le premier consul de cette communauté, enfin porté le nom de Médicis, ce qui a fait dire, rapporte Prion, que les grands ducs de toscane étaient originaires de Peyrusse ! Trait d’humour prionesque, qui n’est pas le seul, loin de là, dans le manuscrit :

Parmi les grands hommes du Roüergue en 1715, on n’y comptaoit que six auteurs parmi lesquels il y en avoit deux à la pipe, deux au tabac et les deux derniers, grands preneurs de caffé parce que disoient-ils, que ce breuvage raffraîchit le sang, dissipe et abaisse les vapeurs et les fumées du vin, il ayde à la digestion, il reveille les esprits et empêche de trop dormir ceux qui ont besion de veiller comme les gens de lettres. Mesdemoiselles leurs épouses n’y ayment pas moins le baume liquide exprimé du fruit de l’arbre du Patriarche de Noé. C’est à ce qu’elles assurent un véritable restauran pour se déffendre contre les solstices des hivers. Autant ces saisons sont importunes pour leurs froideur contre leurs délicates hhumeurs. Autant cette bénigne liqueur les échauffe, et leur donne un riche coloris plus naturel et à meilleur marché que la céruse d’Espagne et que touts les vermillons d’Europe..
On entrevoit à la lecture de ce texte, un autre trait spécifique de Prion : celui du témoins oculaire d’une écologie visuelle, d’une écologie rouergate, un peu à la manière d’un autre grand observateur du même siècle, Jean Mouret, de Saint-Jean du Bruel, l’ancien planteur de cacao aux Antilles, le correspondant de la Société royale des Sciences, à Montpellier.

PRION, Ethnographe avant l’heure

Les folios 117 à 130 des cahiers E et F sont le fruit d’observations curieuses et fort sagaces des conditions de vie et des mœurs rouergates. Tout d’abord, sur les forme d’habitat :

Dans le païs montagneux du Rouergue, situé dans le comté de Rhodez, à la campagne les maisons n’y sont construites qu’en torchis qui est de la terre mêlée qu’avec de la paille ou du foin hachés ; on l’appelle ainsi parce que le pan de bois ou charpente qui n’est ordinairement qu’un assemblage de quelques mauvais petits poteaux lattés, étant dressé, on prend de la bouche, on la tortille autour de certains bâtons en forme de troches d’où le nom de torchis.

En ce qui concerne les productions agricoles, en particulier dans le Larzac, Prion n’hésite pas à faire des comparaisons avec une échelle géographique plus vaste :

Le Larzac est un pays de plaine de cette province comme la Beauce ou il n’y a n’y riviere n’y fontaine, ne produit que du froment, qui est le bled le meilleur et le plus gros de tous les grains, il fait la farine la plus blanche et le meilleur pain. Il a forces racines menües, garnies de plusieurs tiges, et n’a aucune feuille.

Les fromens sont differens suivant les lieux où ils naissent. En Asie, il y en a dont le grain est aussi gros qu’un noyau d’olive : à l’entour de Sienne en Italie, il y a de grains qui rendent 24 épis, et un muid rend cent et jusqu’a 150 muids. Au têms d’Auguste, on lui envoya d’Affrique un germe de froment qui contenoit 400 epis.

La touzelle est une autre sorte de froment, dont la tige est assez haute, l’epy sans barbe, et le grain plus gros que celuy de nos fromens ordinaires. La touzelle est commune en Languedoc et vient fort aisèment. On en fait du pain tres blanc et du meilleur goût....

Dans le Rouergue, la grêle est plus à craindre pour les bleds que les nobles (allusion ici sans doute au prélèvement seigneurial). La grêle est un mal sans remède mais elle ne cause point de famine parce qu’elle ne va que par cantons....

La permission de glaner et de grapiller est de tout temps : elle est même de precepte divin, mais elle n’est que pour les vrais pauvres, et principalement pour ceux qui ne peuvent pas travailler, c’est les voler et flâter la paresse que de le permettre à d’autres... Le glanage n’est permis qu’aux personnes vieilles et tout a fait infirme, aux petits enfants ou autres qui n’ont point la force de scier..

La base de l’alimentation rouergate repose sur la rave : Il y a plusieurs endroits dans cette province qu’on y crie famine lorsque les raves y manquent.

Enfin, quand même, une délicatesse, avec le fromage du lait de brebis (le roquefort), le plus estimé de l’Europe ; il est plat et rond comme un gâteau, épais de deux pouces ou plus : il y en a depuis 4 jusqu’a 8 livres : il doit être persillé et d’un goût agréable et doux. Les caves de Roquefort sont taillées partie par l’art et partie en cavernes, celles cy par l’effet de la nature au pied d’une roche de pierre vive et froide, qui s’éleve perpendiculairement par un sommet si haut jusqu’à affronter les murs.

Les passages sur l’utilisation des ressources naturelles paraissent attirer toute l’attention de Prion : L’eau de citerne est la meilleure de toutes, parce que c’est une eau qui s’est élevée en l’air, et par conséquent une eau subtile et délicate, qui en s’élevant ainsi a perdu ce qu’elle avoit de grossier et de terrestre. Elle est bonne surtout quand la citerne d’où on la tire a été remplie dans le printemps et dans l’automne parce que alors, le nitre de l’air n’est pas si grossier qu’en hyver.
Voilà un écho de la médecine aériste des Lumières ; et Prion d’ajouter qu’il faut filtrer l’eau avec soin tout l’hiver pour éviter les dysenteries à cause des impuretés contractées par la fonte des neiges.

Quand aux arbrisseaux, c’est le genévrier qui est particulièrement apprécié. Le bois brûlé dissipe le mauvais air, les baies sont bonnes à manger, stomachales et saines. L’agnus-castus, le vitex, gattilier commun, demeure en Rouergue célèbre parce qu’on lui attribue la vertu d’éteindre les mouvements de la chair, on en cultive pour cet effet chez les moines ! Le fuzain (ou fusain), quand à lui, a la figure du grenadier, son fruit que le vulgaire appelle bonnets de prêtre est rouge et partagé en 4. Il meurit en septembre et renferme sa graine ; on tient qu’il purge par en haut et par en bas, qu’il est mortel aux bestiaux surtout aux chèvres... et qu’avec la poudre ou decoction de ses graines quand on se lave la tête, rend les cheveux blonds, ôte la crasse, et fait mourir les poux....

On pourrait donner d’autres exemples. Prion entasse, page après page, l’utilisation des produits de la nature, les pratiques de culture calquées sur le rythme des saisons. Au XVIIIè siècle, l’alimentation s’avère plus variée qu’on ne le croit, avec la consomation de fruits et notamment, parmi quelques raretés d’importation, le riz : Le peuple du Rouergue n’oseroit faire unenôce s’il n’y avoit du riz jaune, c’est -à-dire saffrané, ou la café, déjà cité, apprécié des élites, mais le petit peuple en renoncerait un tonneau pour une tasse de vin !...

Quand au chocolat, il est fort prisé des religieux et religieuses cloitrées...il nourrit, dissipe les humeurs, fortifie et entretient la voix. Cette dernière vertu la fait choisir à tous les Révérens Pères et Révérendes Mères par l’assistance continuelle quelles doivent au chœur de leurs églises par la diversité du chant.

Tout cela nous donne l’image d’un Rouergue en apparence riche, foisonnant ? Pourtant, certains passages du manuscrit nous mettent en garde sur les aléas climatiques qui peuvent être néfastes. Le plus bel exemple en est le grand hiver de 1709-1710 et la grande disette qui s’ensuivit. Des le commencement de janvier 1710, il y eut une si grande quantité de fièvres malignes que châcun commença de craindre pour soi. Quand à la sécheresse extraordinaire de 1655, citée de tradition orale par Prion, beaucoup de gens de Réquista l’attribuèrent aux effets de la grande éclipse solaire de l’année précédente, le 12 août 1654, entre 7 et 10 heures du matin. Les habitants consternés, écrit Prion, la regardèrent comme la fin du monde.

Prion est avant tout copernicien : le soleil, d’après lui est fixe, la terre mobile, mais la disposition et l’arrangement des corps célestes peuvent varier, se dérégler. Seule l’intervention divine peut faire cesser les fléaux, conception somme toute cartésienne de la métaphysique.

Dernier texte, enfin, mais ô combien révélateur, celui d’une autre éclipse solaire : En 1715, nous eûmes, le 3e de may a 8 heures trois quarts du matin, une éclipse du soleil qui dura jusqu’a dix heures et demy. On observe que le soleil ne fut couvert par l’interposition de la lune, que de quatre parts, les trois et que les objets parures jaunes jusqu’a ce qu’il eut repris sa forme et sa couleur ordinaire. Depuis ce têms, il y eut à Montpellier une grande altération de têms. On vit naitre dans le terroir, une grande quantité prodigieuse de vers et d’escargots qui s’attachoient aux bourgeons des vignes et menaçoient la vendange d’une perte totale. On employa tous les remèdes que les vignerons purent imaginer pour faire mourir ces insectes, mais tout ayant été inutile, on eut recours aux conjurations de l’Eglise, qui furent faites dans le cours des processions générales ordonnées à cet effet. Dieu nous fit la grâce de faire cesser ce fléau.

Nos sommes en présence, en définitive, d’un manuscrit de première main, du plus haut intérêt. Nous venons d’en dresser une ébauche, tout en ressentant une certaine frustation à vouloir présenter, en quelques pages, ce que nous avons cru voir l’essentiel dans ce fatras de notes, de remarques les plus diverses.

Songeons que le Rouergue occupe à peu près la moitié des 628 feuillets de compilations "prionesques" qui vont d’ailleurs bien au delà des provinces du royaume pour s’étendre aux pays d’Europe, et à travers l’océan aux îles d’Amérique.

Le Rouergue - et Réquista en particulier - , le Languedoc, en l’occurence le bourg d’Aubais et la Vaunage ont bien eu de la chance, d’avoir, en ce XVIIIe siècle, un intellectuel modeste, dirions-nous aujourd’hui, formé à la petite école de réquista et dans le cabinet notarial de son père, mais devenu assurément à la fois un érudit de haut niveau, homme de peine, scribe, ethnographe, mémorialiste, qui a côtoyé de grands noms de la littérature d’oc des Lumières : le marquis de Baschi, bien sûr, son propre maître, mais aussi l’historien Léon Ménard, de Nîmes, tous deux auteurs des Pièces Fugitives pour servir à l’Histoire de France. l’abbé Jean Baptiste Fabre, curé de Celleneuve, vicaire en un temps d’Aubais, le père du roman de Jean-l’Ont-Pris, fin adaptateur du récit légendaire de la Mort-parrain qui se racontait alors en Bas-Languedoc.

Contrairement au marquis de Baschi et à l’abbé Fabre, nous n’avons pas de portrait , de tableau représentant Pierre Prion. Il nous reste toutefois l’essentiel de ce qu’il nous a laissé : ses manuscrits, rédigés constamment d’une plume fine, assurée, qui marquent indéfiniment le signe de sa présence. Sa province natale, le Rouergue, et la Société des lettres de l’Aveyron en particulier, détentrice d’une grande partie de ses oeuvres, lui doivent bien un hommage et une reconnaissance appuyés.

Jacques FRAYSSENGE