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Le tarif du péage du Pont Vieux de Millau de 1339 et sa part de merveilleux
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 11 décembre 2013

LE TARIF DU PEAGE DU PONT VIEUX DE MILLAU DE 1339 ET SA PART DE MERVEILLEUX

Résumé de la communication de Jean DELMAS lors de l’assemblée générale de 2010 à MILLAU

M. Jean DELMAS pendant sa communication

La grande voie qui va de la Méditerranée au cœur du Massif Central remonte à la Préhistoire. Le passage en aval du confluent du Tarn et de la Dourbie s’est imposé depuis toujours. Ce fut l’origine de Condatomagos, le « marché du confluent », devenu Millau. On lit dans la vie de saint Amans, évêque de Rodez au IVe siècle, que le vin du Languedoc transitait alors par là. Il y eut un gué, une barque et plus tard un pont à dix-sept arches en plein cintre dont deux seules subsistent aujourd’hui. Ce fut probablement le plus ancien pont du Rouergue et l’un des plus vieux péages. Un péage, on le sait, est une taxe perçue sur les utilisateurs d’un ouvrage de communication (route, pont, etc.) par le constructeur de celui-ci afin d’en payer les frais et d’en assurer l’entretien. En général, la population de la ville ou du bourg voisin était exemptée du péage.

Le pont et le péage de Millau sont mentionnés en 1156, au temps des comtes de Barcelone et rois d’Aragon, seigneurs de la ville. Ce fut un temps de prospérité et de largesses, comme le don aux templiers d’une partie du Larzac, et la mémoire collective millavoise en gardera le souvenir, pour ne pas dire la nostalgie. Rappelons que les armes de la ville de Millau sont toujours celles des comtes de Barcelone, auxquelles ont été ajoutées les trois fleurs de lys de France !

En 1271, le roi de France avait hérité des domaines et des droits du dernier comte de Toulouse, Alphonse de Poitiers. Ses représentants vinrent faire l’inventaire de ces droits et organisèrent l’administration du territoire. Constatant la multiplicité des péages depuis les Infruts, ils décidèrent de les supprimer à l’exception de celui du Pont Vieux et pour que les marchands ne puissent le contourner de trop près, ce qui aurait lieu au détriment du trésor royal, ils établirent que la seule traversée du Tarn entre Peyreleau-Le Rozier et Broquiès se ferait à Millau. Restait un encombrant ayant-droit, le vicomte de Creissels, qui avait de longue date son péager sur le même pont. Les agents royaux négocièrent en 1331-1339 un arrangement avec lui : il n‘y aurait plus qu’un péager, celui du roi, et une seule comptabilité ; le vicomte toucherait tous les quinze jours sa part de la recette, au vu des registres comptables. C’est à ce moment-là que l’on établit le tarif du péage, amalgame de tarifs antérieurs, d’évaluations nouvelles et peut-être de souvenirs remontant au temps des rois d’Aragon. Ce document a été inséré, avec les actes de la négociation, dans le célèbre cartulaire de la ville de Millau, dont Léopold Constans nous a donné une édition en 1882. Ce cartulaire est appelé communément le « Livre de l’Epervier », parce qu’il est orné du dessin d’un épervier. Et celui-ci illustre un article du tarif de 1339 qui déclare que cet oiseau royal ne paie pas le péage, ce qui est une référence probable au temps des rois d’Aragon.

En ces temps-là, les transports de marchandises se faisaient à dos de cheval, de mulet ou d’âne et parfois d’homme (colporteurs). La charge de cheval ou de mulet était la mesure courante ; celle d’âne valait la moitié. Le tarif était calculé en fonction de la valeur des marchandises : bétail sur pied, denrées, matières brutes ou travaillées.
A la différence du tarif de Saint-Affrique qui encourageait un paiement en nature, ici la taxe est acquittée en monnaie royale de Tours, forme plus moderne, qui répond aux exigences de la comptabilité royale. Pour deux matières on admet encore un paiement partiel en nature : pour les poissons de mer, à la condition d’éviter les manipulations, et pour les marchandises de colportage. Et encore ces dernières seront-elles exemptées, à la condition que le porteur en fasse la demande avec « humilité » et « pour l’amour de Dieu ».

Il n’est pas question de résumer les 74 articles du document, certains comportant en outre plusieurs mentions d’objets ou de denrées. Retenons quelques-uns. On note l’importance des ânes étalons et par conséquent de la production de mules et de mulets, animaux indispensables pour les transports sur de longues distances. Les épices, comme le poivre ou le gingembre, importés de l’Inde, ou le cumin de Sicile, sont chères. Leur présence prouve que les relations commerciales sont bien établies avec la Méditerranée ou l’Orient, malgré les distances et les aléas des parcours à dos de chameaux ou par bateaux. En 1339, on voit passer sur le pont du salpêtre, du soufre, de la poudre d’artillerie et de bombarde. Si l’on songe que l’emploi de la poudre remonte vraiment en Occident à 1320, on suit ici d’assez près le mouvement général. L’administration royale paraît favoriser, par une taxe plus avantageuse, le sel d’Aigues-Mortes, ville royale, transporté par le chemin d’Alzon et de Nant. Pour les étoffes, dont l’administration royale souhaite la circulation dans le royaume, les rédacteurs ont conçu quatre tarifs en fonction de la provenance. Celles qui viennent de loin sont moins taxées que les plus proches de l’Auvergne, du Rouergue et du Gévaudan. On tient compte, semble-t-il, des frais de transport des marchands et des péages intermédiaires, ce qui est assez sagement pensé.

Le domaine du superflu, culture, loisirs, sports, chasse ou luxe, est regroupé dans un seul article. Il est doublement gratuit, comme étant superflu et comme n’étant pas taxé. On y trouve des instruments d’écriture et d’étude, des objets de luxe comme les pierres précieuses, les perles, les métaux précieux, les soieries, les velours ou les tapisseries. Les équipements guerriers ont curieusement leur place dans cet article, soit peut-être parce que la guerre relève du sport et du jeu (on peut encore y croire en 1339 ?), soit parce que l’on pense que celui qui porte les armes ou qui les portera paiera suffisamment de son sang. La chasse, bien entendu, a sa place dans les activités de loisir. On compte au moins cinq espèces de chiens de chasse, comme les chiens d’Artois, les lévriers ou les braques. Avec les instruments de musique nous nous élevons dans les jeux de l’esprit : on trouve dans la liste des orgues ( !), des harpes, des manicordes… Les animaux de ménagerie sont la part de curiosité et de rêve : hyènes, léopards, ours, singes, mais aussi cerfs et sangliers franchissent le pont. Le tarif abrège malheureusement la liste en ajoutant que tous les animaux sauvages d’en-deçà et d’au-delà de la mer (lo fluvi mari, « le fleuve marin ») sont concernés. Dommage ! Nous aurions su quelles étaient les connaissances zoologiques de nos ancêtres. Et puis, il y a l’humanité étrange que l’on retrouvera dans les cirques et les fêtes foraines jusqu’à nos jours : les hommes et les femmes sauvages, les nains et les géants.

Restent les oiseaux de chasse auxquels un article entier est consacré. Ils paieront deux sous tournois chacun, ce qui est alors une somme assez élevée. Mais si, par bonne fortune, Monseigneur l’Epervier est là sur le pont alors qu’ils arrivent et s’ils lui font cortège et s’ils lui rendent hommage comme il convient à un roi, alors ils ne paieront rien. Et même s’ils ne lui rendent pas cet hommage, ils ne paieront que la moitié, du fait de sa seule présence. Merveilleux texte où un passage d’oiseaux de chasse prend des allures de cour royale, où la présence de l’oiseau roi affranchit tous les autres ! Le souvenir des rois d’Aragon a probablement hanté l’inconscient millavois !…