Les origines
Vincent Amouy vit le jour le 23 juin 1635 dans le village de Marcillac en Saintonge, dans le diocèse de Bordeaux, et fut baptisé le 1er juillet suivant dans l’église paroissiale. [1] Il était fils de Noty Amouy, écuyer, sieur de La Grave et de demoiselle Marie Rousé. Son parrain maître Vincent David, procureur du Roi, lui donna son prénom. C’était le troisième enfant d’une fratrie de sept dont cinq garçons. Son père mourut alors qu’il n’avait pas huit ans.
L’accueil chez un gentilhomme verrier de Saint-Félix-de-Sorgues
Il dut quitter assez tôt la maison familiale et apprendre un métier pour vivre indépendant. Le métier de verrier était l’un des rares que pouvait exercer un gentilhomme sans déroger dans le royaume de France. La région de Bazas était alors un centre verrier important. Peut-être était-ce là qu’il fit son long apprentissage chez quelques parents de son père. Quoiqu’il en soit, il était qualifié de gentilhomme verrier lorsqu’il se lia d’amitié avec noble Pierre de la Roque, aussi gentilhomme verrier, dans les premières années du milieu du 17e siècle, au pays de Rouergue.
Pierre était le descendant d’une vieille famille noble d’origine languedocienne dont l’aïeul Claude de la Roque, et Denis frère de ce dernier, s’étaient fixé par mariage vers le milieu du 16e siècle dans la baronnie de Montpaon, aux confins du Rouergue et du Languedoc. Plus âgé que Vincent, Pierre avait une fille prénommée Anne, dont la mère était décédée depuis plusieurs années. Né dans une famille exclusivement catholique, Pierre avait pourtant épousé en secondes noces, en 1647, Delphine Nougarède, fille d’un marchand protestant de Saint-Maurice-de-Sorgues (Fondamente). [2]
Sa fréquentation des frères Jean et Pierre de Breton, gentilshommes verriers protestants, suffirait à expliquer ce mariage mixte.
Vincent Amouy, qui se présentait volontiers sous le nom de sieur de La Grave, titre qu’arborait son défunt père, travaillait aux côtés de son ami et protecteur Pierre de la Roque dans les verreries de la famille de Breton, à savoir celles de Tronas, du Mas de Gély ou de Saint-Félix. Pierre vivait avec sa fille et sa seconde épouse dans une maison de Saint-Félix-de-Sorgues. Il est fort possible qu’il hébergeât aussi le jeune Vincent. Pendant la saison de travail, appelée campagne, qui courait du 1er octobre au 31 mai, tous les verriers étaient logés à la verrerie, soit dans une maison voisine avec leur famille, soit au sein même de la verrerie ou de ses annexes pour les célibataires.
Tous deux étaient cadets de famille et avaient dû quitter leur maison natale pour travailler de leur art, chez des confrères plus fortunés qui possédaient leur propre four. Celui-ci était érigé au centre d’un bâtiment appelé verrière et comportait généralement de quatre à six ouvreaux suivant les moyens financiers et les ressources locales en bois. Chaque ouvreau correspondait à une place occupée par un gentilhomme verrier, parfois assisté d’un garçon apprenti. Le maître de la verrerie recrutait les gentilshommes libres de tout engagement. Trois possibilités de contrat s’offrait à lui : l’embauche d’un salarié, la location de places ou encore l’association à parts égales. Notez que plusieurs types de contrat pouvaient coexister au sein d’une même verrerie.
Une promesse de mariage avortée
La bonne entente entre les deux hommes et des intérêts professionnels communs les conduisirent le 3 octobre 1656 à sceller une promesse d’union matrimoniale entre le jeune Vincent, âgé d’à peine vingt-et-un ans et Anne de la Roque, majeure de vingt-cinq ans, devant l’église catholique apostolique romaine, selon la formule consacrée. [3] Il fut convenu que la future épouse, née d’un premier mariage de Pierre de la Roque avec feue demoiselle Anne Pascal, serait dotée des seuls biens et droits maternels qui s’élevaient à la somme de 300 livres, léguée dans son dernier testament, reçu par maître Louis Roustan, notaire de Versols. Les futurs mariés s’engageaient à vivre ensemble avec Pierre et son épouse Delphine, partageant leur repas à la même table. Ils feraient bourse commune, mais le futur mari devait reconnaître les biens de sa future femme tout comme Pierre ceux de son futur gendre. En cas de mésentente entre les deux ménages, Pierre s’engageait à restituer à Vincent la constitution dotale de sa fille Anne.
Le contrat stipulait en outre que si Vincent quittait le pays avant d’avoir accompli le mariage et s’absentait plus de dix-huit mois le présent contrat serait nul et non advenu. Notre jeune verrier devait peut-être s’en retourner dans son pays natal pour y régler quelque affaire de famille. Ses deux parents étant à présent morts, peut-être devait-il se faire payer ses droits légitimaires.
Néanmoins, il revint dans le délai imparti puisqu’il fut l’objet d’un incident judiciaire au cours de l’été 1657. En effet, il fut conduit dans la matinée du 23 juillet, par David Record, baile de Saint-Félix-de-Sorgues, à la requête de Pierre Tournier, marchand du présent lieu, dans la maison de maître Jean Plieux, procureur juridictionnel de la communauté, pour y être emprisonné. [4]
Aussitôt averti, Pierre de la Roque se rendit chez le procureur afin de se porter caution envers son futur gendre avec promesse de le remettre dans la prison de Saint-Félix, à la première réquisition qui en serait faite, à peine de tous dépens, dommages et intérêts ou de payer et acquitter les condamnations qui pourraient être ordonnées contre le sieur de La Grave.
Dans l’intimité de la maison du gentilhomme verrier, la discussion dut être houleuse entre les deux hommes. Quoique ait pu faire Vincent, son protecteur n’approuva pas son comportement et de désolidarisa de son sort. Deux jours après l’avoir fait sortir de prison, il le ramena dans la maison du procureur en lui enjoignant de bien le garder et s’adressant à Pierre Tournier, il lui affirma qu’il se départait de son acte de caution parce qu’il pourrait se trouver embarrassé à cause de celui-ci. Maître Jean Plieux protesta contre Tournier et la Roque qui lui imposaient un prisonnier parce qu’il n’avait personne pour le garder et l’empêcher de s’évader.
Nous ignorons l’origine et l’issue de cette affaire. En revanche, il est certain que cet événement ne fut pas de nature à hâter la réalisation du mariage projeté. D’ailleurs nous allons voir qu’il fut purement et simplement annulé. Mais avant cela, un événement familial précipita les choses. Pierre de la Roque qui pouvait avoir plus de soixante ans, tomba malade et fit venir à son chevet, le 19 mars 1658, le notaire de Versols pour lui dicter ses dernières volontés. [5]
Par cet acte solennel, il réaffirma sa foi catholique par le signe de la croix sur sa personne, par sa volonté d’avoir deux prêtres pour son enterrement, chef de neuvaine et bout d’an, et par l’aumône de six cartes mixture distribuables, devant la porte de sa maison, en pain cuit aux pauvres de la paroisse de Saint-Félix, pour la rémission de ses péchés. Il légua à sa seconde épouse Delphine Nougarède, six brebis et une chèvre en plus de la donation de la moitié de ses biens présents et à venir faite dans leur contrat de mariage. Et après avoir légué la traditionnelle somme de cinq sous à partager entre tous ses autres parents qui pourraient prétendre sur ses biens, il nomma son héritière universelle et générale sa fille unique Anne, à charge pour elle de rendre à sa belle-mère la somme de trois cents livres que cette dernière apporta en dot lors de son mariage avec le testateur.
La maladie fut fatale au gentilhomme qui décéda peu après. Son corps fut porté et inhumé dans le cimetière de Saint-Félix qui se trouvait alors près de l’église, dans l’enceinte de la ville. Le premier jour du mois suivant, Vincent Amouy, sieur de La Grave et demoiselle Anne de la Roque, convoquèrent maître Roustan, notaire de Versols pour annuler le contrat de mariage rédigé en 1656. [6] Chacune des parties pouvait désormais s’engager librement dans un autre mariage.
Son premier mariage
Rien ne permet de savoir si Vincent quitta la maison de son hôte après le décès de celui-ci, mais les bonnes mœurs de l’époque l’exigeaient. Pourtant, il ne tarda pas trop à y revenir. En effet, après le délai légal pour les femmes d’un an de viduité, Vincent, alors âgé de vingt-trois ans, contracta mariage avec la veuve de son ami et marâtre de son ancienne fiancée. L’acte fut rédigé le dimanche 30 mars 1659 à Montpaon par le notaire du lieu. [7] Ils se fiancèrent le jour-même et promirent de se prendre pour vieux (sic) et légitimes époux en la forme de la religion réformée. Ils se constituèrent chacun avec leurs biens personnels en se réservant chacun la faculté de vendre et aliéner comme bon leur semble.
On finit par trouver un parti honorable pour Anne de la Roque, en la personne d’André Arvieu, originaire du mas de Bussière, paroisse de Belmont, dans le diocèse de Vabres. Le contrat fut passé le 27 août 1663 au mas d’Arbousse, dans la baronnie de Montpaon, où était né le père de la future, assistée pour la circonstance de son oncle paternel noble Etienne de la Roque, maître de la verrerie du mas d’Arbousse, de ses cousins germains nobles Claude, Jean et Pierre de la Roque, de sa marâtre Delphine Nougarède et du mari de celle-ci.
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Le mariage devait se faire en l’église catholique apostolique et romaine. Anne se constitua avec tous ses biens meubles et immeubles présents et à venir, mais le fiancé devait employer ses gains futurs à acquitter les éventuelles dettes de la succession de feu Pierre de la Roque. Le nouveau ménage s’installa à Saint-Félix-de-Sorgues où André exerça le métier de menuisier. Au moins deux filles naquirent de leur union : Jeanne et Marie.
La vie itinérante des gentilshommes verriers rend difficile le suivi de leur activité professionnelle. Comme nous l’avons déjà dit, le cadet Vincent devait se déplacer d’une verrerie à l’autre au gré des besoins en main d’œuvre des différents ateliers. Les verriers formaient une société un peu à part avec ses règlements, ses codes et sa justice. Sans entrer dans les détails, rappelons que le privilège de travailler le verre (on disait alors exercer l’art et science de verrerie) avait été accordé aux nobles de race par les rois de France. La confirmation de ces privilèges par Charles VII et leur publication en 1445 par le viguier de Sommières était considérée comme la charte organique des verriers du pays de Languedoc et de la sénéchaussée de Beaucaire et de Nîmes. La juridiction du viguier et gouverneur de Sommières fut par la suite étendue à presque tout de le Sud-Ouest de la France.
C’est à la suite d’un déplacement professionnel de son mari dans le Haut-Languedoc, que Delphine Nougarède, malade et alitée dans une chambre des verreries de Labastide-Saint-Amans (aujourd’hui Saint-Amans-Soult, Tarn), dicta son testament à maître Landès, notaire du lieu, le 31 août 1667.
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Elle voulait être inhumée au cimetière paraclet (sic) de Saint-Amans et ce en la forme de la R.P.R. dont elle faisait profession. Il semblerait qu’elle n’ait jamais eu d’enfants, ni de son premier mari, Pierre de la Roque, ni du second, Vincent Amouy. Aussi, ce fut sans surprise qu’elle désigna ce dernier comme légataire universel et général. Elle fit une aumône conséquente puisqu’elle donna la somme de trente livres pour les pauvres de la paroisse. Mais quels biens pouvait-il lui rester ? En effet, un an avant son dernier testament, le 25 août 1666, elle fit donation à son frère Jean Nougarède de tous et chacun ses biens et droits qu’elle avait aux lieux de Saint-Félix-de-Sorgues et de Saint-Caprasy. [10]
Finalement, Vincent ne devait récupérer que la portion congrue du patrimoine de son ancien protecteur, puisque Delphine, donataire de la moitié des biens de son premier mari, en fit donation à son frère et Anne était légataire de l’autre moitié. Le compoix de Saint-Félix-de-Sorgues de 1665, semble contredire cette version, car Vincens Amouy y figure, au nom de sa femme, comme tenancier d’une maison à trois étages (trois niveaux) donnant au nord sur la grand-rue, au sud sur le mur de l’église et encadrée de part et d’autre de maisons mitoyennes de mêmes dimensions.
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Il possédait aussi une petite vigne au terroir du Serre et un petit jardin au terroir du Tomb. André Arvieu, mari d’Anne de la Roque possédait à la même date la maison mitoyenne à l’ouest de celle du sieur de la Grave, une vigne mitoyenne de la précédente et un champ au terroir des Prades. Les biens fonciers ci-dessus pourraient correspondre au patrimoine de feu Pierre de la Roque.
La donation entre vifs et irrévocable de 1666 aurait-elle été cassée par le testament de 1667 ? Pas exactement. Y eut-il procès entre les beaux-frères au sujet de l’héritage de Delphine Nougarède ? Aucun document à notre connaissance n’y fait allusion. En revanche, il est certain qu’il y eut négociation et entente qui aboutirent à un accord devant notaire vingt-six ans après le décès de Delphine. Ainsi, le 21 juillet 1693, Jean Nougarède se départit de la donation faite par sa sœur en 1666 et consentit qu’elle demeurât révolue, cancellée et non avenue à la condition expresse que le sieur de la Grave confirmât la vente d’un champ, sis à Vialaxe, faite par ledit Nougarède à Barthélemy Guibert et l’accord passé par le même avec Antoine Enjalric et Louis Didiés pour le jardin du Tomb. [12]
Vincent recouvra donc la propriété de la maison de la grand-rue et celle de la petite vigne du Serre.
Son second mariage
Vincent, encore jeune, ne tarda pas à se remarier. Il convola avec Marie Roque fille de maître Simon Roque, notaire de la baronnie de Montpaon, après le traditionnel contrat de mariage conclu le 2 décembre 1668. [13]
Les futurs mariés promirent de s’épouser en l’église de la religion prétendue réformée (sic). Ce fut donc la seconde union du gentilhomme verrier d’origine catholique avec une femme de confession protestante. Marie fut dotée par son père de deux cents livres tournois payés au moyen d’une pièce de terre assise au village de Marnhagues (Marnhagues-et-Latour), d’une robe de serge de Nîmes avec son cotillon, quatre draps, une nappe, six serviettes, un coffre en noyer fermé à clé et, par sa mère d’une somme de cent livres tournois payable en quatre ans sans intérêt. Quant au droit d’augment, [14] outre la généreuse somme de trois cents livres et les robes, bagues et joyaux qu’il lui aurait offert durant sa vie, Vincent fit le don gratuit à sa future de tous ses biens meubles et immeubles présents et à venir pour en disposer librement après sa mort. Marie lui donna pour même droit la somme de cent cinquante livres.
Quelques contrats professionnels
Faute de fortune personnelle et de parenté suffisante, notre gentilhomme verrier dut proposer ses compétences à ses confrères. En novembre 1674, il s’associa avec noble Claude de la Roque, maître de la verrerie du mas d’Arbousse. Ils réglèrent leurs comptes le 25 février 1677 avec Antoine Affre, marchand verrier de Bédarieux (Hérault), pour la vente de verres fabriqués au cours cette campagne. [15]
Les termes de l’accord devaient être proches de celui qu’il conclut avec noble Isaac de Breton, sieur de la Combe et gentilhomme verrier du Mas de Gély, paroisse de Saint-Caprasy (Saint-Félix-de-Sorgues), à la différence près que Vincent était le promoteur et initiateur de la verrerie du Pas de Ceilhes (Fondamente).
Il avait préalablement, vers 1679, pris en arrentement les biens fonciers de Pierre Calvier situés au Pas de Ceilhes, comprenant maison, pailler, jardin, prés et bois nécessaires à l’approvisionnement en combustible. Le four devait comportait quatre places : une que se réservait Vincent, deux pour le sieur de la Combe qui avait la liberté de recruter à son profit le gentilhomme de son choix et la quatrième vraisemblablement pour noble Etienne de Bertin, sieur del Devès, témoin et signataire de l’instrument notarié.
La campagne avait déjà commencé (depuis le 1er octobre 1679) lorsque les deux verriers s’accordèrent devant notaire, le 2 janvier 1680, sur le mode de fonctionnement de la verrerie. [16]
Vincent s’engageait à fournir tout le bois nécessaire, un hébergement et un magasin pour Isaac de Breton et son employé moyennant le payement mensuel de vingt-sept livres durant toute la durée de campagne qui finirait le 31 mai suivant. Seuls restaient à la charge d’Isaac, la fourniture du « salicor »
[17] et des outils de verrier. Dans ce genre d’association, les deux parties jouissaient d’une certaine autonomie : dans la préparation de leur matière fusible et dans la fabrication et la commercialisation des objets de verre.
La descendance de Vincent Amouy
De sa seconde union, Vincent fut père au moins d’un garçon, baptisé Pierre, peut-être en souvenir et reconnaissance de l’hospitalité reçue de Pierre de la Roque, et de deux filles, Anne et Marguerite. Pierre passa un contrat de mariage le 25 août 1696 avec Marie Galzin, issue d’une famille protestante du Pont-de-Camarès. Quant aux deux sœurs, elles épousèrent Bernard et Pierre Théron, travailleurs et peut-être frères de Saint-Chinian (Hérault). Vincent et son épouse vivaient au Mas Rival, paroisse de Saint-Maurice-de-Sorgues (Fondamente). Aucunes des parties ne savaient signer. On note en revanche la présence et la signature de noble Pierre de Bertin, gentilhomme verrier. Nous ignorons les raisons de ce changement de résidence des parents de Pierre ainsi que leurs dates et lieu de décès. Nous savons simplement que Vincent décéda le premier et que les deux époux étaient déjà morts le 28 avril 1709.
Pierre vécut quelques temps à Béziers avant de s’établir à Camarès où tous ses descendants semblent avoir professé la religion réformée. Rien ne laisse supposer, à notre connaissance, qu’il ait exercé le laborieux métier de son père.
Dominique Guibert