Résumé de la communication, donnée par Emmanuel RIVE, lors de notre Assemblée Générale du 09 septembre 2012 à Ségur.
Ségur a la chance d’avoir conservé un fonds de notaires presque continu, remontant à 1334, permettant de suivre beaucoup des familles de ses habitants, les plus illustres comme les plus humbles. Avant cette date encore, quelques chartes émises par les monastères voisins permettent d’éclairer encore un peu plus loin le passé médiéval du lieu.
Avant les seigneuries, il y eut les vigueries, et avant Ségur, il y eut Saint-Aignan. A l’époque carolingienne, les comtés étaient divisés en circonscriptions administratives appelées « vicaria », viguerie, ou « ministerium ». Leurs limites sont mal connues, de même que leur organisation. Quant aux personnages placés à leurs têtes, les viguiers, d’après les quelques mentions qu’on en a, ils n’appartenaient pas à l’aristocratie, mais étaient nommés et révoqués, à volonté, par le comte.
La première charte concernant Ségur, dans le cartulaire du monastère de Vabres, cite en 945 le « ministerium Sancti Aniani ». Une autre charte, vers 1010, relate la donation par un dénommé Bernard au monastère Saint-Sauveur de Sévérac, du « manso Augusto », l’actuel Mazost, situé dans la « vicaria Sancti Aniani », ainsi que d’Aldelbadus et Albertus, qui y résidaient. Les terres sont donc données avec les paysans qui les travaillent. Il est difficile de dire si Bernard est déjà un seigneur, ou simplement un riche propriétaire foncier. Notons que, ni le donateur, ni les paysans cités, ne portent encore de noms, seulement des prénoms.
Le nom de Ségur apparaît pour la première fois lorsque Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et de Rouergue, qui s’apprête à partir pour la première croisade, donne à l’église du Puy-en-Velay la « villa Segrerii », et les terres de « Brugeriae » et de « Fabriargas » (peut-être les actuels hameaux « la Burguière » et « Fabrègues »), ainsi que le baille de ces terres, Martinus Bertrandi et le bouvier, Radulphus, qui sont cette fois explicitement donnés comme serfs. Donnés en même temps que la terre qu’ils travaillent, et qu’ils ne peuvent quitter, ils ne sont pas nécessairement de condition misérable : Martin Bertrand est le baille de Ségur, une sorte d’intendant du domaine. Notons aussi qu’il porte un patronyme : « Martinus Bertrandi » se traduit précisément par « Martin de Bertrand », sous-entendu : « Martin fils de Bertrand », sans que l’on sache si ce patronyme est déjà héréditaire.
Hors de l’’église du Puy, un certain nombre de personnes se partage les droits sur la seigneurie de Ségur. Tout d’abord, on rencontre des personnages appelées « de Ségur », tout au long des XIIème et XIIIème siècles, sans que l’on puisse déterminer avec certitude leur statut : seigneurs, ou riches propriétaires locaux ? La plupart semblent néanmoins se rattacher d’une manière ou d’une autre à la puissante famille des Jordan de Creissel. On trouve successivement :
– Folquems de Ségur, en 1108-1144
– Bégon de Creissel et ses frères Fulchelm et Jordan en 1123
– Bec de Creissel en 1142 (« Bec » est la forme occitane du prénom Bégon),
- Jordan de Ségur en 1164
– Bernard Jordan en 1192
– Guibert de Ségur en 1195-1208
– et enfin Bégon de Ségur en 1211.
La nature de leurs droits sur Ségur est rarement explicitée, sauf dans le cas de Bégon de Creissel et de ses frères, qui donnent au monastère de Saint-Victor de Marseille, donc sans doute à son prieuré plus proche de Saint-Léons, la moitié des dîmes qu’ils possèdent sur la paroisse de Saint-Aignan.
D’autres familles ont des droits plus limités sur le territoire de Ségur : en 1142, dans une longue charte conservée à la fois en latin et en occitan, Raoul Guilhem de Trossit fait une série de donations à l’Ordre du Temple, et notamment des biens fonciers à Ségur même, et dans les hameaux de Colna (actuel Connes), Madinhac, Perols, Monteillets, Gaverlac, le Pouget ou le Castelvieilh, ces deux derniers ayant disparu depuis.
A la suite de ces donations, les templiers de Sainte-Eulalie installent une maison à Ségur, régie par un baille. Elle ne deviendra jamais une commanderie, supplantée au début du XIIème siècle par la Clau, donnée au Temple par des membres de la famille de Vezins.
Le premier personnage à être explicitement dit seigneur de Ségur, « dominus castri de Securo » en latin, est Bernard Jordan de Ségur. En 1269, vraisemblablement déjà âgé, il donne le mas de Caponsac au monastère Saint-Sernin de Rodez, pour y faire entrer sa fille, Guerrejada. Il est déjà décédé en 1275 quand le comte de Rodez passe un accord avec Ticbors, son autre fille, qui lui a succédé.
La seigneurie est, à cette époque, divisée en huit parts. Le comte possède trois parts, acquises précédemment auprès de cousins de Bernard Jordan. Ticbors en possède quatre, et son fils, Guilhem, une, sans que l’on sache si elle lui vient directement de son grand-père ou d’un autre cousin. Ticbors cède alors une de ses parts au comte, et donne ses trois autres parts à son fils, de sorte que chacun se retrouve désormais posséder exactement la moitié de la seigneurie. Ce partage restera en effet jusqu’à la fin du Moyen-Age.
Quelques années auparavant, en 1269, Bernard Jordan avait donné le premier bail à fief connu à Ségur, dont on a la chance de posséder la retranscription intégrale, copiée dans le registre d’un notaire du siècle suivant.
Ce bail installe un paysan nommé Déodat Fabre comme tenancier sur la moitié du mas des Vialettes, de la paroisse d’Arques. Bernard Jordan ne donne que la moitié du mas car il n’est coseigneur que pour moitié (les quatre parts de sa fille Ticbors en 1275), mais les actes ultérieurs montrent que Déodat est bien à cette époque l’unique habitant du mas des Vialettes. Il devient donc par cet acte tenancier des Vialettes, mais la formulation du bail laisse entendre qu’il habitait déjà dans ce hameau. Cette impression est confirmée par un autre bail contemporain, dont on ne connaît qu’un bref résumé, transcrit dans un acte ultérieur : en 1270, le comte de Rodez donne à fief à un certain Déodat de Serieys le mas de Serieys, dans les mêmes conditions que Déodat Fabre aux Vialettes. Cette fois, le futur tenancier porte le nom même du mas qu’il reçoit, signe qu’il y est sans doute né, et certainement déjà habitant. A la même époque, dans les seigneuries voisines pour lesquelles des archives sont conservées, Salles-Curan ou Vezins, le même phénomène se produit : les seigneurs donnent à fief des mas à des paysans qui, visiblement, y habitent déjà.
Cela peut être mis en relation avec un phénomène similaire, observé par l’historien Robert Boutruche dans le Bordelais : sa documentation comporte, en plus des baux à fiefs, des actes d’affranchissement préalable associé à chacun. Les paysans ne changeraient donc pas de lieu d’habitation, mais de condition, passant de celle de serf à celle de tenancier..
Il faut toutefois être prudent avec les termes : le mot de serf, dans les années 1270, ne recouvrait sans doute déjà plus la même réalité que dans les grands domaines d’avant l’an Mil. .
En 1302, le roi Philippe le Bel envoie à plusieurs de ses sénéchaux du sud du royaume, dont celui du Rouergue, des lettres ordonnant l’abolition de la servitude subsistante dans ses domaines. .
Les paysans concernés sont naturellement invités à payer une compensation en retour, ainsi qu’à payer désormais les impositions royales. Il n’est plus, par la suite, fait mention de servitude dans la documentation liée à Ségur.
La documentation s’enrichissant, au XIVème siècle, la distinction se fait entre les nobles possédant seulement des redevances foncières, comme les familles Ebles ou Montels, qui seront plus tard qualifiés de « directiers », et ceux ayant des droits de justice, seuls censés pouvoir être qualifiés de « seigneurs »..
Mais l’exercice de ce droit ne va pas sans contestations. .
Un document de 1342, occupant deux épais cahiers, retrace le procès de Brenguier de Ségur (l’arrière-petit-fils de Bernard Jordan ; ses armoiries ont été adoptées en 2012 par la commune de Ségur) contre Estève Ricard, castellan du comte de Rodez, qui lui a confisqué les clés de son étage de la tour. Il ne s’agit pas là de son domicile : Brenguier habite une maison dans le bourg, et non le château, qui est plutôt un refuge en cas d’attaque. La lecture du procès indique que l’étage de tour, revendiqué par Brenguier, est le symbole de son pouvoir de justice, et c’est ce dernier qui est contesté par Estève Ricard. D’après les actes notariés contemporains, Brenguier était docteur en droit, ce qui témoigne au moins d’une certaine compétence dans le domaine. Les 200 feuilles conservées du procès ne contiennent pas le verdict final, mais son issue est connue par un acte ultérieur, qui nous confirme que Brenguier a obtenu gain de cause … et sa clé.
Dès 1337, commencent les épisodes successifs de conflits de la « Guerre de Cent ans ». En 1348, la Peste noire apparaît en Rouergue. Elle ressurgit ensuite périodiquement jusqu’au XVIème siècle. A Ségur, la principale rechute a eu lieu en 1361 : .
le registre notarial de cette année ne contient que des testaments..
Les historiens estiment qu’à la suite de ces fléaux, un tiers de la population a disparu..
Parmi les tenanciers de Ségur, on constate parfois la disparition d’une famille entière, mais il se trouve tout de même la plupart du temps au moins un héritier pour reprendre l’exploitation. Sauf quand celui-ci est trop appauvri, comme un exemple en est donné en 1407. Déodat Correja habitait jusque-là, avec sa famille, le mas des Catonières, situé au sud de l’actuel village de Ségur, qui comportait une seule maison. Ruiné, il est contraint de vendre ses terres à deux notables de Ségur, Brenguier Vayssière, et Guilhem Buscaylet. .
Lui-même s’installe ensuite comme artisan au bourg de Ségur. Le mas des Catonières ne sera plus utilisé que pour les cultures, et plus personne n’y habitera. D’autres mas ont été désertés à ce moment : Aunac, Campanhac, Castelvieilh, Cayret, les Cazelhes, le Pouget. Par contre, aucun habitat nouveau n’est créé à cette époque sombre.
La moitié de seigneurie du comte de Rodez est passée au début du XIVème siècle, comme le reste du comté, au comte d’Armagnac par son mariage avec la comtesse Cécile, dernière représentante de la dynastie locale. En 1473, Jean V d’Armagnac, en conflit depuis longtemps avec le roi Louis XI, est assassiné, et ses états répartis entre des fidèles du roi. Les Armagnac reviennent brièvement au pouvoir, le temps de léguer leurs domaines aux Albret, par lesquels ils parviendront au futur roi Henri IV. En 1589, la moitié de coseigneurie de Ségur, en même temps que l’ensemble du comté de Rodez, est réunie à la Couronne. Dans la moitié des descendants de Bernard Jordan, plusieurs familles se succèdent par mariage, jusqu’à ce que la seigneurie parvienne aux seigneurs de Flavin, puis à ceux de Vezins.
Dans chacune de ces moitiés, une personnalité émerge en cette fin de Moyen-âge. Chez les Armagnac, d’abord : l’un des fils bâtards de Jean V, Antoine d’Armagnac, s’impose brièvement comme seigneur de Ségur en 1481..
La rumeur voulait qu’Antoine soit le fils incestueux de Jean V et de sa sœur, Isabelle d’Armagnac. Les registres notariaux de Ségur la démentent : Antoine logeait à Ségur sa mère, nommée Maria Donarella, maîtresse par ailleurs inconnue du comte..
Chez les descendants des Jordan, la coseigneurie fut transmise par mariage, dans les années 1450, à un personnage dont les notaires ont bien du mal à orthographier le nom : Jean Stuardi, Stoardi, Astoardi … Plusieurs indices (son association dans des quittances à des chevaliers écossais, sa parenté avec un Alain Stuardi, dont le prénom est alors fort peu porté en Rouergue) permettent l’hypothèse qu’il puisse s’agir d’un chevalier écossais, nommé « John Stuart ». C’est en effet l’époque, où, suite à la « Auld alliance », des écossais viennent aider les français contre les anglais. Sa fille Delphine lui succédera brièvement, mais décédera jeune et sans descendance, faisant héritier l’un de ses cousins, et privant les généalogistes rouergats d’une possibilité d’ascendance écossaise..
En cette fin de Moyen-Age, les seigneurs s’éloignent et ne résident plus sur place. Le contact se distant et se rompt. Et si Jacques de Julien de Pégayrolles, au début du XVIIIème siècle, se qualifiera seigneur de Ségur, ce ne sera que comme seigneur directier, successeur des droits de la famille Ebles.
Pour les paysans, la situation s’améliore un peu : après la fin de la Guerre de Cent ans, et l’espacement des rechutes de la peste, la population rouergate augmente entre 1450 et 1550. Mais ce surcroît de population entraîne à son tour des divisions plus fréquentes des exploitations, que ce soit volontaire, par la désignation de plusieurs héritiers, ou involontaire, via des successions « ab intestat ». Ainsi divisées, les terres ne permettent plus toujours de nourrir une famille. Certains partent à la ville, et leur domaine est loué : c’est l’apparition du métayage. Avantageux par le partage des risques aussi bien que des bénéfices entre le bailleur et le preneur, le métayage est néanmoins dangereux par sa durée limitée à quelques années : en cas de mauvaises récoltes successives, le bail ne sera pas renouvelé et le paysan devra chercher ailleurs.
Le retour des guerres, de religion cette fois, et les fortes impositions aidant, la population s’appauvrit de nouveau, comme en témoigne un dernier document, débordant un peu de notre cadre : le 2 janvier 1605, Bernard Miquel et sa femme Marie Viguier, du Gasquet, vendent tous leurs biens à un notable de Ségur, Bernard Buscaylet, et déclarent qu’ « à l’occasion de guerres civiles passées, [ils sont] ruinés tant du party des catholiques que du nouveau party, tellement que constraint d’abandonner leur bien, et gagner leur vie dans la ville de Millau. Leur bien au Gasquet est en totale ruine et décadence. »
Emmanel RIVE